1er novembre 2024
L'honorable Randy Boissonnault, C.P., député
Ministre de l'Emploi, du Développement de la main-d'œuvre et des Langues officielles
Emploi et Développement social Canada
L'honorable Marc Miller, C.P., député
Ministre de l'Immigration, Réfugiés et Citoyenneté
Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada
Objet : Préoccupations urgentes concernant les réformes proposées pour le nouveau volet du PTET pour l’agriculture et la transformation du poisson
Messieurs les Ministres,
Nous, les organisations signataires, écrivons pour exprimer nos profondes préoccupations concernant les plans d'Emploi et Développement social Canada (EDSC) de réformer les volets du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) qui admettent les travailleur-ses pour travailler dans les secteurs de l'agriculture et de la transformation alimentaire, y compris celle du poisson et des fruits de mer.
Nous sommes préoccupés par le fait que les changements proposés ne répondent pas aux préoccupations documentées de longue date en matière de droits humains et que les processus de consultation et d'adoption sont menés sans une transparence suffisante. De plus, nous sommes particulièrement inquiets que les individu-es les plus directement touché-es par ces changements, les travailleur-ses migrant-es, ne soient pas suffisamment consultés pour faire entendre leurs opinions sur les réformes.
1. Les changements proposés ne répondent pas aux problèmes de droits humains
Des années de recherche, d’études et de travail de sensibilisation ont permis de mettre en évidence deux facteurs sous-jacents qui exposent les travailleur-ses migrant-es au risque d’être exploités et de subir d’autres violations des droits humains : les permis de travail fermés (liés à un seul employeur), qui les empêchent de changer d’employeur, et un statut migratoire temporaire et précaire, qui les dissuade de dénoncer les mauvais traitements dont ils sont victimes, de peur d’être licenciés, de perdre leur statut et d’être contraints de regagner prématurément leur pays d’origine, souvent avec d’énormes dettes à la clé.
Le gouvernement fédéral a été informé de ces problèmes à plusieurs reprises au fil des années, et son refus à y remédier de manière significative a conduit le professeur Tomoya Obokata, rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage, à décrire ce système comme « un terrain propice aux formes contemporaines d’esclavage » dans son rapport déposé ce mois-ci au Conseil des droits de l'homme de l’ONU.
Nous pensons que toute réforme entreprise à ce stade doit avoir pour priorité de répondre aux préoccupations sérieuses en matière de droits humains. Cependant, cela ne semble pas être le cas. Il apparaît plutôt que la réforme vise davantage à rendre le programme plus pratique pour les employeurs, reléguant au second plan le traitement des causes des violations persistantes des droits.
De plus, une des propositions principales du gouvernement dans cette réforme annoncée du PTET concerne l’octroi de permis de travail sectoriels, plutôt que fermés, pour les nouveaux volets. Cependant, il n’est pas démontré que ces permis entraîneront une amélioration des conditions de travail ou une augmentation de la mobilité des travailleur-ses. Au contraire, les expériences avec les permis sectoriels à l'extérieur du Canada suggèrent qu'il existe de nombreuses raisons de prévoir que ces permis pourraient ne pas garantir une meilleure mobilité pour les travailleur-ses . Les agences de recrutement pourraient monopoliser l'accès à des emplois alternatifs, tandis que les employeurs pourraient s'entendre pour contrôler la mobilité sur le marché du travail des travailleur-ses, par exemple en les plaçant sur une liste noire s'iels revendiquent leurs droits.
Cependant, au-delà du fait que l’introduction des permis de travail sectoriels suscite des doutes quant aux améliorations réelles que les réformes proposées pourraient apporter aux droits et aux conditions de travail des migrant-es, l’écueil principal du projet de réforme de votre ministère réside dans le refus persistant d'aborder la question du statut d'immigration temporaire et précaire, qui maintient les travailleur-ses dans une dépendance à leur employeur, peu importe lequel, pour conserver leur statut au pays.
Un manque d’accès à la résidence permanente pour les travailleur-ses des secteurs agricole et de la transformation créent de sérieuses barrières dans l’accès à la justice ou de bénéficier de leurs droits dans de nombreux programmes de santé et sociaux (auxquels iels sont censé-es avoir droit). Nous craignons qu’en l'absence de réformes qui abordent aussi ces problèmes de longue date, les mesures proposées ne profiteront pas concrètement aux travailleur-ses mais offriront simplement aux employeurs une flexibilité accrue pour organiser une main-d'œuvre mobile dans leurs secteurs respectifs, mais toujours captive et dépendante.
2. Manque de transparence dans l'annonce des réformes, le processus de consultation, et exclusion des voix des migrant-es
En plus des réformes proposées, dont plusieurs éléments semblent ficelés d’avance et ne répondent pas aux préoccupations de la société civile, le processus de réforme et de consultation présente un manque de transparence préoccupant. De nombreuses organisations qui soutiennent et défendent les droits des travailleur-ses migrant-es depuis longtemps, et qui ont activement plaidé en leur faveur, n'ont été informées des intentions de ces réformes que par le biais d'articles dans les médias en avril. Même à ce moment-là, il a été difficile d'obtenir des détails précis sur les réformes proposées. Actuellement, il semble qu'aucune information détaillée sur les réformes ou le processus de consultation ne soit disponible publiquement. Cette opacité nuit à la possibilité pour les parties prenantes de s'engager de manière constructive et de contribuer efficacement au processus de réforme.
Nous trouvons particulièrement préoccupant que, entre mars 2024 et mai 2024, ESDC et IRCC aient mené des consultations préliminaires avec des partenaires et parties prenantes clés concernant le nouveau programme. Cependant, il n'est pas clair quels critères ont conduit à l'invitation de certains groupes et à l'exclusion d'autres. Cette absence d'explication soulève des questions sur l'équité et l'inclusivité du processus de consultation, ainsi que sur la représentation adéquate des intérêts des travailleur-ses migrant-es dans les discussions sur les réformes.
En plus, la structure et les délais du processus de consultation sont problématiques. Aux dernières nouvelles, les parties prenantes disposent de seulement 20 jours ouvrables pour examiner et soumettre des commentaires écrits sur des documents de discussion portant sur des six sujets spécifiques. Ce délai est clairement insuffisant pour permettre une consultation significative et pour recueillir les avis des personnes les plus concernées, à savoir les travailleur-ses migrant-es eux-mêmes. La possibilité d'extension discrétionnaire des délais, comme cela a été le cas pour la consultation concernant le logement, ne constitue pas une solution adéquate.
Nous demandons donc ce qui suit :
- Un processus de consultation public et réellement transparent, y compris la publication de toutes les informations concernant les réformes et les consultations soient rendues disponibles sur le site de l'EDSC ainsi qu'à travers les gouvernements provinciaux et municipaux, afin de garantir l'inclusion de toutes les parties prenantes dans le processus consultatif ;
- Une méthodologie permettant la consultation adéquate des travailleur-ses migrant-es eux-mêmes, via les groupes de la société civile et des syndicats impliqués auprès d’eux ;
- Des délais plus longs pour chaque étape de la consultation, ainsi qu’un préavis concernant la publication de chaque document de discussion afin que les organisations puissent se préparer ;
- Que la consultation ne se limite pas aux 6 sujets annoncés mais soit ouverte aux autres thématiques soulevés par les parties prenantes ;
- Une consultation qui aborde l’enjeu fondamental de l’accès à la résidence permanente, incluant pour les travailleurs sans statuts des secteurs concernés ;
- Une consultation qui permet une discussion sur tous les types de permis de travail, incluant le permis ouvert sans limitation de secteurs ;
- Que les parties prenantes ne soient pas consultés pour une réforme déjà toute ficelée d’avance.
Dernièrement, comme vous le savez, le CCR et ses membres sont profondément préoccupés par l'annonce récente de l’abaissement des seuils d’immigration, qui réduira considérablement les engagements envers les réfugié-es ainsi que l'accès à la résidence permanente pour de nombreuses personnes en position vulnérable ayant un statut temporaire, y compris les travailleur-ses migrant-es. Nous demandons au gouvernement de prendre des mesures immédiates pour créer un système d'immigration plus inclusif et équitable qui valorise les contributions vitales des travailleur-ses migrant-es à notre société et à notre économie.
Cette lettre est soumise dans les deux langues officielles. Nous vous remercions beaucoup pour votre considération et attendons votre réponse avec intérêt.
Cordialement,
Gauri Sreenivasan
Co-Directrice Exécutive
CC : Programme des Travailleurs étrangers temporaires (EDSC)
Signataires :
- Action Coalition on Human Trafficking (ACT), Alberta
- Amnistie internationale Canada francophone
- Association pour les droits des travailleur·ses de maison et de ferme (DTMF), Québec
- Canadian Centre to End Human Trafficking (CCTEHT), national
- FCJ Refugee Centre, Ontario
- Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ)
- Legal Assistance of Windsor, Ontario
- L’Observatoire pour la justice migrante, Québec
- La Table de concertation des organismes au service des personnes immigrantes et réfugiées (TCRI), Québec
- Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ), Québec
- SEF-Conseil Migrant, Québec